LES DEEPFAKES SONT-ILS UNE AVANCÉE TECHNO OU SIMPLEMENT DES EFFETS SPÉCIALEMENT INQUIÉTANTS ?
Laurent Desjars
10/26/20224 min read
« Si, c’est bien lui.
- Non, pas du tout. Il lui ressemble un peu, c’est vrai, mais il y a quelque chose qui me gêne.
- Ah oui ? Qu’est-ce qui te gêne au juste ?
- Pierre Niney ne joue pas dans les Tuche… »
Je vérifie immédiatement en me ruant sur Google. C’est la vérité. Pierre Niney n’a jamais posé un pied sur le plateau de tournage de ce film. Il s’agit en réalité (si je puis dire) d’un deepfake, un trucage numérique qui permet d’incruster un visage dans une vidéo, une photo ou un gif.
Le deepfake s’est démocratisé. Aujourd’hui, n’importe qui peut utiliser un logiciel deepfake ou une appli sur son smartphone pour créer de fausses images en quelques secondes. Le logiciel Reface est le plus connu de tous et le plus simple à utiliser. Le résultat n’est pas encore parfait si vous disposez de peu de temps, mais il peut l’être quand on y consacre quelques jours de calcul.
Pierre Niney peut alors jouer dans n’importe quel film et vous aussi d’ailleurs. Et vous-même pouvez même devenir Pierre Niney.
Rien de grave, vous direz-vous car les filtres sur les applis font dorénavant partie de la culture numérique. Améliorer ou tourner en dérision la réalité est devenu un jeu, voire même, pour certains, un réflexe. Un réflexe de défense ?
Pour ma part, je m’étonne que l’événementiel ne se soit pas encore emparé du procédé à des fins ludiques. Réinventer l’éternel « photocall » pour immortaliser un moment de liberté professionnel, détourner des images en plénière juste pour le plaisir de rire et dédramatiser des sujets délicats, juste pour le fun, un humour annoncé et assumé.
Et puis il y a le show. Le deepfake ouvre des perspectives délirantes. Imaginez une campagne de publicité pour Amazon qui reprendrait les photos d’histoire les plus emblématiques en remplaçant ses protagonistes par le visage de Jeff Bezos. Imaginez les photos des plus grands exploits sportifs avec le nouvel ambassadeur d’un grand équipementier. Imaginez un défilé de mode réunissant les plus célèbres mannequins depuis trente ans pour un défilé célébrant la pérennité d’une marque de luxe, sa capacité à traverser les décennies et à se réinventer (Balenciaga l’a fait il y a quelques mois lors du défilé « Clones », dans un esprit proche de ce que je viens de vous décrire). Robert Zemeckis a déjà utilisé le procédé dans son film Forrest Gump, et il devait être le premier à le faire. Nicolas Canteloup utilise tous les soirs le deepfake sur TF1. Rappelons-nous également que des dictateurs ont fait disparaître des tas de gens des photos de « famille »…
Le deepfake peut donc être utilisé avec malveillance ? Non ?
Ne soyons pas naïfs : oui, on peut faire mauvais usage de toutes les techniques ou autres technologies, de la reconnaissance faciale au sac plastique, de l’avion au briquet.
D’autant qu’une avancée technologique dans ce domaine a récemment vu le jour et vient télescoper la pratique digitale de l’événementiel : le deepfake en live. Le logiciel DeepFaceLive est une version évoluée de DeepFaceLab. Il s’agit de sa version de diffusion en direct. DeepFaceLive est capable de créer des identités vidéo alternatives en temps réel. Alors évidemment, il n’est pas encore parfait, il y a encore des lacunes qui vous permette de déceler la supercherie. Il y a notamment des problèmes de limitation latérales dû à un manque de data, structurel et fortement logique, sur le profil des identités à incruster. En gros, vous pouvez démasquer l’imposture en invitant l’orateur à tourner la tête d’un quart de tour.
(vous pouvez avoir toutes les informations techniques dans l’article suivant, en anglais et très technique, je vous préviens : https://metaphysic.ai/to-uncover-a-deepfake-video-call-ask-the-caller-to-turn-sideways/)
Pour montrer ces défauts, Bob Doyle, un journaliste américain spécialiste de la tech, a accepté de procéder à des tests en utilisant DeepFakeLive pour adopter l’apparence de célébrités. Le résultat met en évidence les lacunes du logiciel, certes, mais il est proprement époustouflant, déroutant, voire dérangeant. D’autant plus dérangeant qu’à la vitesse où vont les choses, à la vitesse où les algorithmes apprennent de leurs erreurs, DeepFaceLive sera bientôt parfaitement opérationnel et les imposteurs indétectables.
Alors vous verrez peut-être toutes les applications possibles dans une vidéo-conférence, comme remplacer le boss qui est parti un peu en vacances et qu’un client veut absolument voir. Vous pourrez parler à n’importe qui et n’importe qui pourra s’exprimer devant une audience. Jusqu’à ce que DeepFaceLive puisse être utilisé sur n’importe quelle scène.
Imaginons, encore une fois, que la personne qui remplace le boss, soit pris d’un accès de folie et l’envoie bouler pour de bon, lui et ses millions de contrat. Imaginons encore un président qui s’adresserait à la nation pour leur dire de faire la fête en pleine pandémie et de rouler à 150 km/h sur l’autoroute en pleine pénurie de carburant. Imaginons enfin un général qui dit à son chef, dictateur de son état, à la tête d’une flopée de têtes nucléaires, qu’il est en déroute et qu’il faut faire quelque chose de radical.
Que feraient tous ces gens s’ils étaient sous la pression d’une duperie de cette nature ? Vous lui demanderiez de tourner la tête ou d’appuyer sur le petit bouton rouge ?
Vous trouvez ça gros, vous trouvez que j’exagère. Peut-être… Sûrement. Mais je terminerais sur un slogan anglosaxonisé : No fake with live ! Et tiens, pour le fun, j’y ajouterai même un hashtag.
Laurent Desjars